N. 35 Février 2005 | Qui ne souhaite pas que la Turquie rejoigne l’Union européenne ?

Le renforcement de l'union politique et économique d'un groupe d'États au sein de l'Union européenne ou d'une communauté plus large régie par des règles moins contraignantes permettrait de surmonter l'opposition à l'intégration de la Turquie dans l'espace européen.

Même si c’est au terme de négociations complexes et difficiles, la Turquie sera vraisemblablement admise comme membre de l’Union européenne en 2014. Il s’agit d’une issue en grande partie prévisible si l’on pense que la Turquie est liée, depuis 1963, par un accord d’association à la Communauté européenne et qu’à partir de là, elle a accru avec un rythme accéléré ses liens réciproques d’interdépendance avec la Communauté, puis avec l’Union. Le fait que la Turquie soit un pays de religion islamique représente, idéalement au moins, un grand atout pour l’Union en en faisant un point de rencontre entre le monde islamique et le monde chrétien et en réfutant dans les faits l’accusation de vouloir rester un club de pays chrétiens. La Turquie, c’est bien connu, est du reste un pays aux traditions laïques enracinées et qui, de plus, au cours des dernières années, a accompli des pas importants et courageux pour combler ses nombreux retards en matière de droit pénal et civil, dans l’organisation administrative et celle de la police, dans la gestion des rapports avec les minorités kurdes et avec la République turque de Chypre et en général sur la voie de l’instauration d’un régime démocratique et libéral. Il s’agit en outre d’un pays d’environ 70 millions d’habitants avec un taux élevé de natalité qui s’apprête à devenir le pays le plus peuplé de l’Union et qui donnera une impulsion forte à l’expansion du marché intérieur de celle-ci.

Comme c’était largement prévisible, la perspective de l’adhésion de la Turquie soulève de rudes résistances. Au-delà de l’argument raciste escompté selon lequel la Turquie devrait être tenue à l’écart pour le seul motif qu’elle est un pays musulman et, pour la plus grande part de sa superficie, asiatique, on a fait valoir l’idée que l’élargissement de l’Union à une grande zone de production avec une main-d’œuvre bon marché risquerait de révolutionner les rapports de concurrence à l’intérieur de l’Union. On soutient que, le fait que la Turquie jouxte la Syrie, l’Irak et l’Iran, augmenterait le risque d’entrée dans l’Union de personnes liées au terrorisme. On met aussi en relief que l’entrée à part entière dans les institutions européennes d’un pays très peuplé comme la Turquie pourrait modifier profondément les équilibres politiques internes de l’Union, mettant en danger l’influence prédominante des “grands” pays actuels.

Mais avant tout, dans quelques fractions des groupes politiques de certains pays de l’Union, on fait valoir que l’entrée de la Turquie signifierait un pas nouveau et irréversible vers la dilution de l’Union dans une grande zone de libre échange qui serait destinée à s’étendre rapidement aux pays du Maghreb et à perdre toute capacité à contrôler son marché intérieur et à donner un poids réel à sa présence en tant que telle dans les négociations commerciales internationales. L’entrée de la Turquie minerait ainsi d’une manière irréversible la cohésion de l’Union.

Il s’agit par ailleurs d’une conviction qui est aussi partagée par de nombreux eurosceptiques qui, au contraire, veulent l’entrée de la Turquie parce qu’ils espèrent la dilution de l’Union. Mais il s’agit d’une conviction infondée parce que l’Union européenne est déjà aujourd’hui une zone de libre-échange. Elle est déjà largement ingouvernable et il n’est pas pensable que, dans sa composition actuelle, elle puisse évoluer vers une more perfect union. Ce n’est donc certainement pas l’entrée de la Turquie qui pourrait la faire changer de nature. C’est pourquoi, depuis long temps, surtout en France, l’idée a fait son chemin de renforcer la consistance politique et économique d’un groupe d’Etats membres de l’Union (habituellement désigné dans le débat politique français comme “l’Europe-puissance”), à l’extérieur duquel resterait une nébuleuse d’Etats qui continuerait d’être liée aux institutions de l’Union et aux règles du droit communautaire ou à d’autres moins contraignantes (“l’Europe-espace”).

Il s’agirait de l’Europe à deux (et, dans l’optique de certains, à trois) cercles. Mais il s’agit d’une solution vouée à rester purement verbale tant qu’on ne dit pas clairement quelles devraient être la nature et la composition de la soi-disant “Europe-puissance”. Le problème de la nature du premier cercle ne concerne pas (ou tout au moins pas seulement) ses compétences, mais l’instrument susceptible de les faire valoir, c’est à dire le pouvoir (auquel se réfère par ailleurs l’expression “Europe-puissance”). Mais le problème est absent du débat politique. Ce qui manque tout à fait c’est la conscience que le seul instrument à travers lequel le pouvoir peut s’exprimer c’est l’Etat et que donc, la seule manière de créer, à l’intérieur de l’Union, un noyau capable de garantir sa propre sécurité – et, en dernier réssort, celle de l’Union dans son ensemble – de faire valoir la présence pacifique de l’Europe dans le monde et d’imposer aux citoyens le respect des règles établies et des décisions prises par les institutions, c’est de constituer, à l’intérieur de l’Union, un véritable Etat fédéral, doté d’une armée, d’une police et d’une fiscalité propre.

Ensuite, la conscience des dimensions que ce noyau fédéral devrait avoir pour naître et se développer, est tout à fait nébuleuse. Il est clair qu’il devrait s’agir d’un nombre restreint d’Etats, fortement homogènes d’un point de vue politique et économique, avec une longue histoire commune d’intégration et une opinion publique très sensible à l’idéal de l’unité européenne. L’Union dans son ensemble ne correspond certainement pas à ce modèle, ni la zone euro, ni un quelconque regroupement qui comprendrait la Grande-Bretagne, ni une constellation occasionnelle qui émergerait de l’(improbable) exercice des soi-disant coopérations renforcées.

En réalité, la seule composition initiale du noyau fédéral avec laquelle il serait pensable d’obtenir l’expression simultanée de la forte volonté politique nécessaire pour réaliser cet objectif serait celle des six pays fondateurs de la Communauté ou, s’il s’avérait impossible, dans un premier temps, de recueillir leur unanimité sur un projet concret, d’un ensemble plus restreint mais dans lequel la France et l’Allemagne devraient de toute façon être présentes, c’est à dire les deux pays moteurs de tout le processus de l’unification européenne.

L’objection selon laquelle le premier cercle, avec ces dimensions, serait trop petit pour peser de son poids sur l’équilibre mondial est sans aucun fondement. Le fait que “L’Europe puissance” doive nécessairement voir le jour en tant qu’Etat fédéral accompli ne signifie pas du tout qu’elle ne soit pas vouée à s’élargir progressivement aux membres du second cercle, auquel elle continuerait à être liée par une sujétion commune aux règles de l’Union. Tandis que le second cercle, c’est à dire le reste de l’Union, constituerait le réservoir naturel dans lequel naîtraient et se développeraient les vocations et les interdépendances qui conduiraient à l’élargissement progressif du noyau central. La nature de l’Union dans son ensemble serait donc complètement transformée par la présence d’un noyau fédéral en son sein. L’attraction forte qu’il exercerait sur le second cercle ferait qu’on n’aurait plus aucun motif de craindre (ou dans le cas des eurosceptiques, d’espérer) tout élargissement de l’Union comme cause d’affaiblissement ou de désagrégation mais que celui-ci serait salué par les premiers et redouté par les seconds comme une étape préliminaire à l’admission de nouveaux membres dans un Etat fédéral européen solide et en expansion.

La grande difficulté de fonder le noyau reste indiscutable, face notamment à la résistance acharnée que la Grande-Bretagne opposerait (en plus de celle des Etats-Unis). Mais la stature des hommes politiques ne se mesure certainement pas à leur capacité de gérer des situations normales mais à celle de remporter des défis extraordinaires dans des situations extraordinaires. L’histoire de l’unité européenne est désormais arrivée à un moment exceptionnel. On attend les hommes politiques européens à l’épreuve des faits.

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