N. 7 Février 1999 | Les contradictions d’une monnaie sans État

Ce que tous les pro-européens ont en commun aujourd'hui, c'est l'incapacité de réaliser que, pour sortir des contradictions dans lesquelles elle se trouve empêtrée, l'Union européenne doit faire le saut révolutionnaire du transfert de souveraineté des Etats-nations vers un Etat fédéral.

L’entrée en vigueur de la monnaie européenne doit être célébrée comme un événement exceptionnel dans l’histoire du Continent. Comme beaucoup l’ont justement remarqué, c’est la première fois dans l’histoire de l’humanité qu’un groupe important de grands Etats indépendants se soumet au lien contraignant constitué par l’adoption d’une monnaie unique. Les onze pays de la zone euro ont accompli un pas considérable. La monnaie unique, en enlevant aux Etats-membres de l’UEM le levier de la politique monétaire, a limité d’une manière drastique leurs moyens d’intervention dans l’économie. En fait, l’Union monétaire met en jeu la souveraineté de ses membres. Par conséquent, ceux-ci seront confrontés, à plus ou mois long terme, au choix entre la renonciation à leur propre souveraineté et la renonciation à l’Union monétaire.

l est naturel que ce dilemme soit rejeté par la grande majorité des hommes politiques et des commentateurs. Ces dernières semaines on a pu lire dans les journaux les élucubrations les plus curieuses sur la possibilité de faire cohabiter une monnaie unique avec une pluralité d’Etats souverains : cette possibilité serait fondée sur une prétendue dissolution de la réalité même de la souveraineté, tandis que la motivation réelle de son affirmation est la volonté de maintenir la souveraineté au niveau national. Les plus avisés des hommes politiques et des journalistes se rendent certes compte de la nature des contradictions que la monnaie unique ne manquera pas de faire exploser et ils sont conscients de la nécessité de procéder à une réforme institutionnelle de l’Union. Mais pratiquement aucun n’a le courage et la lucidité d’aller au delà de la proposition de quelques expédients institutionnels de nature purement juridique.

Aujourd’hui, tous les “européistes” sont dans l’incapacité de prendre acte du fait que pour sortir des contradictions dans lesquelles l’Union européenne se trouve imbriquée, il faut effectuer un saut révolutionnaire à travers lequel les Etats-membres actuels cesseront d’exister comme entités souveraines, ce qui donnera lieu à la naissance d’un nouvel Etat européen, qui par là-même sera investi de la prérogative de la souveraineté. Il s’agira évidemment d’un Etat fédéral, doté, en tant que tel, de pouvoirs limités, et au sein duquel les niveaux national, régional et local exerceront des compétences nombreuses et vitales, définies par une Constitution et garanties par une Cour de Justice ; mais il s’agira quand même d’un Etat, fondé sur un peuple et dont le gouvernement central sera pourvu, entre autres, des compétences de la politique extérieure et de la défense et dont l’existence sera suffisamment évidente pour constituer un pôle de référence pour un consensus fort de la part des citoyens.

Les européistes “réalistes” se moquent de cette perspective : ils repoussent l’idée d’un “super-Etat” européen, tout en ne sachant pas de quoi ils parlent. Ils essaient de faire passer l’idée qu’un Etat européen, en tant qu’Etat, serait bureaucratique et centralisé. Cette idée est grossièrement fausse parce qu’il est vraiment impensable que plusieurs Etats nationaux, différents par la langue et la culture, sous-tendus par une histoire séculaire d’indépendance et de conflits, puissent être unis sous la forme d’un Etat bureaucratique et centralisé. En fait, c’est une manière d’éviter d’aborder le problème de fond. La conséquence de cette attitude c’est que, tandis que les ennemis de l’Europe utilisent un langage ouvertement aggressif, ses timides défenseurs sont littéralement dominés par la peur de faire scandale ou de heurter des intérêts et des sensibilités, et s’attachent à formuler uniquement des propositions suffisamment inoffensives pour qu’elles n’épouvantent personne.

La vérité c’est que le saut révolutionnaire dont dépend la survie de l’Union monétaire et l’avenir de l’Europe ne peut se faire quasiment en cachette, sans que personne s’en aperçoive. Faire l’Europe politique signifie dépasser la méthode intergouvernementale fondée sur le secret et les compromis. Et même si les gouvernements conservent un rôle crucial dans le processus jusqu’à son terme (si tant est qu’il mène à une conclusion positive) il est impensable que la méthode intergouvernementale puisse être dépassée par la méthode intergouvernementale. L’objectif ne pourra être atteint que si à la méthode intergouvernementale de réforme des traités se substitue la méthode constituante, grâce à laquelle le peuple lui-même, à travers ses représentants élus, pourra décider des formes à donner à sa vie en commun et affirmer les valeurs qui vont la fonder.

Il va de soi que cela présuppose un fort mouvement d’opinion publique qui ne pourra émerger, face aux crises qui ne manqueront pas de se manifester dans un avenir plus ou moins lointain, que si quelqu’un sait utiliser le langage fort de la vérité, en courant ainsi les risques qu’implique toute prise de position courageuse. Sans cela, les espérances de ceux qui ont confiance dans le temps et dans la capacité d’une Union monétaire sans Etat de sortir indemne des tempêtes politiques et financières qui se succèdent dans le monde actuel, se révèleraient rapidement être des illusions.

Publius

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