N. 54 Septembre 2010 | Pour surmonter la crise financière, il faut aller au-delà de la méthode communautaire

Les marchés ont identifié l'Europe comme l'acteur le plus fragile, et donc perdant dans le cadre des nouveaux équilibres mondiaux. Le véritable défi pour les Européens est de relancer le projet de Fédération européenne pour dépasser la méthode communautaire dans laquelle les questions vitales pour les citoyens restent du ressort des Etats membres. Pour surmonter les craintes allemandes sur les coûts économiques de l'opération, la France doit s'ouvrir à la mise en commun de la souveraineté dans le domaine de la politique étrangère et de sécurité.

La crise financière qui a pris l’euro au piège est une crise structurelle qui plonge ses racines dans la division politique de l’Europe. Dans une phase de faiblesse et de recul de l’Occident qui se trouve en grave difficulté face à la montée des nouvelles puissances, les marchés, les analystes et les observateurs ont identifié dans la construction communautaire le sujet le plus fragile dans l’absolu et donc le perdant, à l’intérieur des nouveaux équilibres qui sont en train de se former. Les causes de cette fragilité sont précisément à imputer au manque d’unité politique des Européens qui, tout en ayant créé une monnaie unique, n’ont pas été capables de construire aussi un Etat et donc de se doter des instruments nécessaires pour réagir à la crise et pour restructurer profondément l’économie sur une échelle continentale, en la gardant compétitive dans le nouveau cadre mondial. Comme ils ne voient pas, de la part des Etats membres de l’Union, la volonté politique de faire les démarches nécessaires vers l’unité, les marchés et les observateurs estiment que l’Union monétaire est vouée à se dissoudre et que, à la limite, une nouvelle aire monétaire plus homogène que l’actuelle se crée autour de l’Allemagne. Il est inutile de dire que ce scénario impliquerait dans les faits la dissolution de l’Union européenne et, pour notre continent, le début d’une phase historique à l’issue imprévisible. Ce n’est pas un hasard si les Etats Unis suivent avec tant de préoccupation les évolutions des pays européens.

Si les faits sont évidents pour ceux qui suivent les événements de l’extérieur, la plupart du débat européen et surtout les attitudes des Etats continuent au contraire à être caractérisées par la tentative de les nier sur le plan politique. Mais, de cette manière, les gouvernements sont voués à rester prisonniers d’urgences toujours renouvelées et de contradictions dont ils ne peuvent pas sortir avec des solutions nationales et nationalistes, sauf à tomber dans un gouffre où l’interdépendance économique réciproque développée dans la zone euro les entraînerait. Il devient alors essentiel de comprendre pourquoi, au-delà de la tentative de différents pays de gagner du temps avec des mesures qui visent à renforcer les liens réciproques, le transfert de la souveraineté des Etats à l’Europe constitue le noeud crucial à dénouer pour sauvegarder l’avenir de notre continent.
L’Union européenne, fondée sur la méthode communautaire, est caractérisée par le fait d’avoir transféré au niveau européen des compétences nombreuses et importantes, mais d’avoir laissé aux Etats leur souveraineté et donc le pouvoir et la capacité politique. Dans ce cadre, par définition, les domaines vitaux pour l’intérêt national ou ceux qui sont directement liés à la formation du consensus politique restent propres aux pays membres (cela vaut pour la fiscalité comme pour la politique extérieure et c’est la raison pour laquelle l’Union économique n’a pas pu naître avec l’Union monétaire, ce qui était pourtant prévu). Ce cadre a néanmoins rendu possible le démantèlement des barrières douanières et commerciales, la création du marché unique (même s’il reste encore à compléter) et celle d’une monnaie unique qui a lié encore davantage les Européens les uns aux autres ; mais, dans le même temps, il n’a pas permis de réaliser un plan européen de développement et de croissance : le sort de toutes les tentatives ayant été faites, du Plan Delors à la Stratégie de Lisbonne, en est la preuve évidente. La raison est due au fait que les Etats sont méfiants lorsqu’il s’agit d’investir leurs propres ressources dans des programmes dont les retombées positives renforceraient économiquement, sur le plan commercial et industriel, les autres partenaires. Ce n’est pas un hasard si dans les secteurs stratégiques (par exemple dans celui de la recherche et de l’innovation, ou bien dans les secteurs industriels de pointe ou ceux liés aux intérêts nationaux vitaux comme le secteur énergétique ou militaire) chacun cherche toujours à défendre sa propre compétitivité, au détriment de celle des autres membres de l’Union européenne, même quand on devrait collaborer sur des projets communs. C’est le maintien du cadre national comme point de référence politique qui empêche la croissance de l’Europe et qui rend vaines les tentatives, qu’elles soient intergouvernementales ou communautaires, de gouverner l’économie européenne. Et c’est toujours la division qui, en période de crise – crise qui se manifeste inévitablement avec une intensité différente selon les pays – fait peser d’un poids insupportable pour les Etats les plus riches, la nécessité d’intervenir pour soutenir les plus faibles, en allant jusqu’à pousser les marchés à parier sur le défaut des pays principalement à risque ou sur leur expulsion de la zone euro. Tant que la souveraineté reste nationale, il est en fait impossible que la conscience partagée de constituer une communauté de destin unique se développe et que les bases d’une solidarité réciproque se consolident.

Le véritable défi pour les Européens, c’est donc d’aller au-delà de la méthode communautaire. Après le changement du cadre international avec la chute du bipolarisme (et avec les transformations qui s’en sont suivies au sein de la Communauté, la réunification allemande, la naissance de l’euro, l’élargissement), il y a eu une phase dans laquelle le système communautaire a été théorisé et proposé comme une sorte de modèle démocratique post-étatique, en oubliant ce qu’il est en réalité et la manière dont il avait été conçu par les Pères fondateurs, au moment où les projets de créer immédiatement un Etat fédéral européen avaient échoué : un instrument de transition vers la Fédération européenne. La crise a remis ce problème en lumière, du fait même que la pression des marchés est produite par la précarité des équilibres communautaires ; la réponse ne peut donc pas consister à poursuivre dans le sens de donner à la Commission ou au Parlement européen des compétences plus importantes ou des pouvoirs de contrôle, nécessairement contradictoires, mais de comprendre comment et si la volonté de s’unir politiquement peut être sollicitée, au moins de la part d’un groupe d’Etats et, en particulier, des pays les plus conscients de l’euro-groupe (en premier lieu la France et l’Allemagne). La nécessité même d’un gouvernement européen de l’économie, plusieurs fois évoquée ces derniers mois, et les propositions avancées dans ce sens (telles que le contrôle européen des politiques budgétaires, l’augmentation du budget européen, l’émission d’obligations de l’Union pour financer des politiques de relance de l’économie au niveau européen, l’hypothèse de doter le niveau européen de pouvoirs d’imposition et d’harmoniser les systèmes fiscaux des pays membres), se situent aussi dans cette perspective. En fait, toutes ces mesures, qui doivent être lancées au niveau européen et qui impliquent donc que les gouvernements nationaux donnent mandat dans ce sens aux institutions européennes, sont irréalistes et insoutenables tant que la souveraineté nationale ne sera pas remise en question. Elles le sont avant tout par l’absence de légitimité démocratique des institutions européennes qui, alors qu’elles ne sont pas responsables devant les citoyens, recevraient des Etats le pouvoir de décider de politiques destinées à influer profondément sur la société, tandis qu’il incomberait aux gouvernements nationaux de les appliquer et de trouver le consensus politique nécessaire. En second lieu, parce que ces mesures supposeraient, entre pays européens, une solidarité que les opinions publiques, qui resteraient nationales, ne seraient pas disposées à manifester. Enfin, parce que le fait même de maintenir le point de vue des intérêts nationaux et de se limiter à en chercher une difficile conciliation au niveau européen, n’éliminerait pas la compétition structurelle entre Etats souverains et ne permettrait pas d’arriver à la dimension européenne, indispensable pour promouvoir la relance du continent. Par conséquent, du moment où, harcelés par les marchés et par les difficultés sociales et politiques qui les attendent, les gouvernements européens seront contraints d’essayer de prendre certaines de ces mesures, ils seront chaque fois confrontés, d’abord à leur insuffisance, puis à leur échec, tant qu’il ne sera pas clair qu’il n’existe pas d’alternative à la mise en commun de la souveraineté, au niveau européen.

Le problème inéluctable à l’ordre du jour de la lutte politique européenne en revient donc à la relance du projet de la Fédération européenne, ce qui ne peut advenir sans une initiative franco-allemande dans un tel sens. Le problème c’est qu’aujourd’hui, dans une Union qui maintient la division politique, il est au contraire inévitable que les suspicions réciproques se développent, en particulier de la part de l’Allemagne qui, tant qu’on reste sur le terrain économique, craint d’être amenée à payer un prix trop élevé pour la collectivité. Il revient alors à la France d’interrompre ce cercle vicieux et de prendre l’initiative, en offrant à l’Allemagne, avec une nouvelle Déclaration Schuman, la possibilité de mettre en commun la souveraineté dans le domaine de la politique extérieure et de sécurité. C’est seulement ainsi que le processus de l’unification européenne pourra s’orienter, encore, vers l’objectif de la création de la Fédération européenne et que la possibilité d’un avenir de progrès s’ouvrira à nouveau pour les Européens.

Publius

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