N. 16 Novembre 2000 | Une constitution fédérale pour l’Europe

Les discours de Fischer le 12 mai et de Chirac le 27 juin ont ramené à l'attention du public les problèmes cruciaux du processus d'unification européenne. Ces problèmes peuvent être regroupés en trois chapitres : (I) la nature et le point d'arrivée du processus constitutionnel, (II) les principes généraux de la Constitution européenne, et (III) les institutions et la répartition des compétences.

Grâce au discours du 12 mai de Joschka Fischer, ministre des Affaires étrangères allemand, à l’université Humboldt de Berlin, et à celui prononcé le 27 juin devant le Bundestag par le Président Chirac, les problèmes essentiels du processus d’unification européenne ont été portés à l’attention de l’opinion publique. Une prise de conscience en a résulté : sans une radicale transformation des institutions de l’Union, celle-cine sera pas en mesurede surmonter le choc de l’élargissement et risque d’échouer dans son entreprise, ce qui aura des conséquences catastrophiques pour la paix, la démocratie et le bien-être en Europe. L’aboutissementdu processus et son calendrier sont des thèmes qui sont amplement débattus. Des termes telles que “fédéralisme” et “constitution” ont cessé d’être tabous. Toutefois, le débat reste vicié par la présenced’ambiguïtés et de contradictions. Les fédéralistes doivent donc s’employer à clarifier les termes des problèmes qui sont sur le tapis afin d’accroître la rapidité, dans les limites du possible, du processus de prise de décision. Ces problèmes peuvent être répartis en trois catégories : 1) la nature et l’aboutissement du processus constituant, 2) les principes généraux de la Constitution européenneet 3) les institutions et la répartition des compétences.

I) LA NATURE ET L’ABOUTISSEMENT DU PROCESSUS CONSTITUANT

 La méthode intergouvernementale

L’impuissance de l’Europe et l’éloignement entre les institutions et les citoyens sont des problèmes qui trouvent leurs racines dans l’essence même de la méthode intergouvernementale, c’est-à-dire dans le fait que les décisions qui sont prises à Bruxelles ne sont pas l’aboutissement d’un débat démocratique au niveau européen, mais bien le résultat de compromis fastidieux entre gouvernements d’États souverains, dont chacun se propose de poursuivre (tout en restant à l’intérieur d’un cadre de compatibilité européenne) ses propres intérêts nationaux. Cela vaut, et à plus forte raison, chaque fois que se pose le problème d’une réforme des institutions de l’Union, lequel est toujours affronté par les gouvernements nationaux dans la perspective d’adapter les formes de la collaboration intergouvernementale à l’évolution des circonstances sans entamer le principe de la souveraineté nationale. Il s’agit là d’un défaut que l’on retrouve également dans les propositions de certains des responsables politiques qui ont une conception plus avancée à l’égard de l’Europe, défaut qui se traduit souvent aujourd’hui par la conviction que la réforme radicale dont l’Union européenne a besoin de toute urgence se limite à l’amélioration du mécanisme de la coopération renforcée. En fait, le problème qu’il faut résoudre pour permettre à l’Union de sortir de la grave impasse dans laquelle elle se trouve – situation qui sera encore exacerbée par l’élargissement – réside dans la nécessité de dépasser la méthode de la coopération intergouvernementale en tant que telle (renforcée ou non). Cette méthode doit être remplacée par celle de la formation démocratique de la volonté politique, c’est-à-dire par la création d’un pouvoir qui, dans les secteurs qui relèvent de sa compétence, est contrôlé par les citoyens et agit directement sur eux, sans l’écran que constituent les États membres.

La souveraineté

Un avis motivé sur ce que doit et ce que peut être l’issue du processus d’unification européenne doit se fonder exclusivement sur la valeur que l’on attribue à l’idée de souveraineté. Il faut rappeler à ce propos que, si l’on entend par souveraineté le pouvoir de décider en dernière instance, si la souveraineté est donc le fondement du droit, et en tant que telle la condition qui rend possible la vie en société, l’absence de souveraineté entraîne logiquement une situation d’anarchie, telle qu’elle a existé au cours du Moyen Âge, lorsque les luttes pour la suprématie entre de multiples pouvoirs concurrents empêchaient la formation des conditions politiques nécessaires à la certitude du droit et à la paix sociale. Aujourd’hui pourtant, nombreux sont ceux qui estiment que l’idée de souveraineté est désormais dépassée. Ils sont d’avis que l’époque qui est sur le point de s’ouvrir sera une époque dans laquelle la vie en société sera dans une plus grande mesure régie par des rapports contractuels de type privé que par des normes établies par un pouvoir irrésistible supérieur aux individus. En tout état de cause, cette époque verrait coexister plusieurs systèmes de normes – plus vastes ou plus restreints que le système juridique étatique – qui s’entrecroiseraient sans être subordonnés les uns aux autres au sein d’une hiérarchie précise. Cela donnerait lieu à une situation dans laquelle chaque organisation, et à la limite chaque individu, devrait prendre à sa charge le problème posé par sa propre sécurité. L’humanité serait donc en train d’entrer dans une espèce de Moyen Âge technologique dans lequel l’état de droit, la citoyenneté et la solidarité deviendraient évanescents jusqu’à disparaître, pour être remplacés par des rapports sociaux éminemment incertains, à mi-chemin entre la paix et la guerre, fondés sur l’autodéfense et sur la loi du plus fort.

Fédération et confédération

Dans ce contexte, nombreux sont ceux qui soutiennent, en s’inspirant d’une doctrine répandue dans certains milieux académiques européens, que l’objectif de la Fédération européenne est dépassé dans les faits, parce que la mondialisation a désormais rendu obsolète l’État comme fondement et garantie de la vie en société. Voilà la thèse qui est à la base de la négation, formulée de plus en plus souvent, du caractère actuel de l’opposition entre fédération et confédération – opposition précisément fondée sur le critère distinctif qu’est le siège de la souveraineté – et sur son applicabilité au processus d’unification européenne. D’aucuns soutiennent que l’Union européenne constitue une forme d’agrégat politique sui generis pour la compréhension de laquelle les catégories traditionnelles de la pensée politique et constitutionnelle n’auraient plus aucune valeur. Certes, l’Union européenne présente des éléments de nouveauté par rapport à tout autre modèle historique d’union d’États, et ses caractéristiques confédérales s’accompagnent de caractéristiques fédérales. Cependant, la question qu’il s’agit de résoudre consiste à comprendre si l’Union européenne, dans sa forme actuelle, constitue une forme d’agrégation politique stable, ou s’il ne s’agit pas plutôt de l’expression institutionnelle précaire d’une phase de transition.

L’État fédéral européen

Si l’on estime que l’idée de souveraineté, et avec elle les concepts d’État de droit, de citoyenneté et de solidarité, ne sont pas dépassés, et si l’on ne veut pas non plus fermer les yeux devant le processus d’accroissement progressif de l’interdépendance des rapports entre les hommes, la solution au problème apparaît clairement. L’actuel agencement institutionnel de l’Union est fragile et provisoire ; il est appelé à déboucher sur la création d’un État fédéral européen, doté en tant que tel de l’attribut de la souveraineté, ou à se dissoudre, en replongeant l’Europe dans le chaos de nationalismes opposés. La création d’un État fédéral européen est la seule voie que l’on peut emprunter pour réaffirmer la primauté de la politique et de ses valeurs ; pour reprendre le contrôle du processus de globalisation ; pour imaginer les institutions nécessaires à l’organisation de la vie en société dans des ensembles plus vastes et à l’extension de la démocratie et de ses institutions au niveau international ; et pour susciter les motivations sans lesquelles ce projet ne pourrait être poursuivi. Il faut toutefois bien souligner que dans les États fédéraux, la souveraineté n’est pas une prérogative du niveau central de gouvernement, mais de la Fédération entendue comme l’ensemble de ses articulations territoriales, et qu’elle est donc compatible avec les formes les plus poussées de décentralisation et avec l’application la plus rigoureuse qui soit du principe de subsidiarité.

Le peuple européen

Nombre d’eurosceptiques soutiennent que la Fédération européenne ne pourra pas voir le jour parce qu’il n’existe pas de peuple européen. D’aucuns affirment en revanche qu’un peuple européen ne peut naître que du combat politique qui aurait lieu dans le cadre des institutions d’une fédération européenne. La vérité est que peuple et État naissent ensemble, dans ces occasions historiques exceptionnelles ou la société civile sort de sa passivité, acquiert une nouvelle physionomie, oublie les égoïsmes et les oppositions qui caractérisent sa vie normale et impose par une manifestation irrésistible de volonté un nouvel agencement institutionnel et une nouvelle conception de l’intérêt général. En Europe, il faudra donc que les nombreuses opinions publiques nationales se fondent en un seul peuple européen qui, du fait même de sa naissance, transférera la souveraineté des États nationaux à un État fédéral européen. Il convient de souligner que le peuple européen, pour naître, a besoin non seulement de circonstances favorables, mais aussi d’un guide, c’est-à-dire de quelques dirigeants qui se trouvent aux niveaux les plus élevés de responsabilité politique dans les pays les plus profondément associés au processus et qui soient capables de comprendre la gravité du moment historique et de lancer les mots d’ordre nécessaires.

La procédure constituante : ses deux phases

C’est dans cette perspective que se pose le problème de la voie à suivre pour parvenir à l’approbation et à la proclamation de la Constitution européenne. Même si l’on part du principe que le moment exceptionnel dans lequel s’ouvrira la phase constituante ne peut être ni prévu, ni programmé, il reste nécessaire de tenter de définir les procédures par lesquelles le processus constituant pourra se réaliser, une fois que les conditions le rendront possible. En tout état de cause, ces procédures s’articule ront en deux phases : celle de la décision prise par quelques gouvernements de fonder le fédération européenne et celle de l’élaboration, par un organe légitimé par une élection populaire, d’un document constitutionnel.

Le noyau fédéral

Le transfert de souveraineté dépendra dans un premier temps d’une décision des gouvernements. Le problème principal qui se posera lors de cette phase du processus découlera du fait que l’urgence de renoncer à la souveraineté ne s’imposera pas avec une force identique à tous les gouvernements de l’Union européenne ni, à plus forte raison, à tous ceux de l’Union élargie. Par ailleurs, un renvoi sine die de la décision, dans l’attente que la prise de conscience advienne dans tous les États de l’Union, ne répondrait pas au problème, dans la mesure où le processus d’unification européenne est désormais arrivé à la croisée des chemins entre fédération et dissolution. La seule manière de sortir de cette impasse réside dans la formation, au sein de l’Union, d’un noyau fédéral. Celui-ci, constitué par les pays les plus avancés sur la voie de l’intégration et dans lesquels le personnel politique et les citoyens jouissent du plus haut degré de maturité européenne, sera appelé à s’étendre en temps voulu à tous les États membres de l’Union. La formation du noyau fédéral permettra aux pays qui en feront partie de prendre la décision d’abandonner leur souveraineté sans être bloqués par le veto de ceux qui voudront ou devront rester à l’écart. Le noyau pourra naître d’une négociation au terme de laquelle les États membres de l’Union parviendront à un accord sur la manière de faire coexister les nouvelles institutions du noyau fédéral et les précédentes institutions de l’Union, ou d’une action de rupture menée en dehors des Traités par les pays décidés à former ledit noyau. Il est également loisible d’imaginer, du moins dans l’abstrait, que la seule menace de la rupture permette d’aboutir à un accord unanime de tous les États de l’Union sur un projet fédéral. En tout état de cause, un examen approfondi des dispositions susceptibles d’assurer la compatibilité entre le noyau fédéral et l’Union constituerait un très important instrument de négociation dans cette phase décisive du processus. Il s’agit là de normes qui prévoiraient la participation du noyau fédéral à l’Union en tant qu’un de ses États membres, la possibilité d’adhérer au noyau pour les pays qui le souhaiteront et qui en accepteront la constitution sans réserves, et la garantie pour les États membres qui ne feront pas partie du noyau dès sa création de préserver l’acquis communautaire, si telle est leur volonté.

L’Assemblée constituante

En ce qui concerne la rédaction de la constitution, le problème principal est celui de la nature de l’assemblée qui devra en être chargée. Les possibilités actuellement envisageables sont : le Parlement européen, une assemblée composée du Parlement européen et de représentants des Parlements nationaux, ou encore une Assemblée constituante élue pour l’occasion. Cette dernière option semble la plus réaliste, si l’on tient compte du fait que le problème se posera vraisemblablement dans un cadre plus restreint que celui de l’Europe actuelle. De ce fait, le Parlement européen, en tant qu’institution de l’Union, ne jouira pas de la légitimité nécessaire pour élaborer un document constitutionnel concernant un groupe d’États différent de celui qui compose l’Union. Par ailleurs, le Parlement européen, malgré l’épisode qu’a représenté le projet de Traité élaboré sous l’impulsion d’Altiero Spinelli au début des années 1980, n’en reste pas moins un organe de nature législative, et en tant que tel dépourvu d’une vocation constituante. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il faille exclure la possibilité que le mandat constituant puisse être attribué aux seuls parlementaires européens élus dans les pays appartenant au noyau fédéral, siégeant seuls ou avec l’adjonction de parlementaires nationaux.

II) LES PRINCIPES GENERAUX DE LA CONSTITUTION EUROPEENNE

 La Constitution européenne

En tout état de cause, quelle que soit la procédure choisie, elle devra aboutir à la rédaction, par une assemblée qui représente démocratiquement le peuple européen, d’un document constitutionnel. Il s’agit donc d’examiner les problèmes les plus importants que posera son contenu, et de présenter une série de propositions. Quelques-unes d’entre elles touchent à des points essentiels, auxquels on ne pourrait renoncer, car ils sont les conditions nécessaires à un transfert effectif de souveraineté, tandis que d’autres ont uniquement pour fonction de mettre en lumière l’existence d’un problème et de préparer une plate-forme de débat. Ces propositions portent, d’une part, sur les principes généraux qui doivent inspirer la constitution, et d’autre part, sur les institutions de la Fédération et leurs compétences.

Le préambule

Le préambule du document constitutionnel devrait contenir une référence à la ligne d’évolution historique dans laquelle s’inscrira la fondation de la Fédération européenne, à savoir la suppression progressive des barrières entre les peuples, pour la promotion de la paix. A cette fin, il devrait être clairement déclaré que la Fédération européenne est disposée à œuvrer à la transformation, dans une optique démocratique et supranationale, de l’Organisation des nations unies et à lui transférer des pouvoirs, dans les mêmes conditions que les autres États membres.

Droits et devoirs

Il est un thème qui est normalement abordé dans le préambule et dans les premiers articles des constitutions modernes : celui des droits (et des devoirs) des citoyens. Il s’agit d’un problème qui ne peut être dissocié de celui des institutions et de leurs compétences. Toute déclaration des droits distincte du document constitutionnel dans lequel est définie la structure d’un État ne sert que d’artifice rhétorique afin de ne pas aborder le problème crucial de la souveraineté. Par ailleurs, une liste de droits doit être insérée dans la Constitution : non pas parce qu’il existerait actuellement un grave problème de respect des droits de l’homme dans les États qui forment aujourd’hui l’Union, mais parce que l’une des caractéristiques distinctives de la Fédération européenne sera d’être ouverte vers l’extérieur,tant parce que l’Union sera appelée à s’élargir avec l’adhésion de nouveaux États que parce qu’elle continuera à être une terre d’immigration. De son degré d’ouverture dépendra l’intensité de son rayonnement et sa capacité à répandre dans le monde les valeurs du fédéralisme. Mais cette ouverture devra être subordonnée à des conditions rigoureuses. Certaines d’entre elles – il faut être réaliste – ne pourront pas ne pas être de nature économique. D’autres seront politiques : elles porteront essentiellement sur le respect des règles de la démocratie et sur la reconnaissance, dans l’ordre juridique des États candidats à l’adhésionet dans la réalité quotidienne de la participation des communautés immigrées à la vie en société, des droits fondamentaux (et des devoirs connexes) qui ont progressivement été définis au fil du développement de la civilisation juridique européenne. L’ancrage dans la Constitution de certains principes fondamentaux, tels par exemple ceux de l’égalité entre les sexes et de la dignité de la femme, ne laisserait aucun doute quant aux normes de comportement que devra impérativement et absolument respecter tout État ou individu désireux de devenir membre ou citoyen de la Fédération européenne. En effet, le respect du pluralisme religieux et la laïcité de l’État ne doivent pas s’entendre comme une neutralité de l’État par rapport aux valeurs fondamentales de la vie en société, lesquelles constituent de fait la condition même de sa survie.

La citoyenneté

Le thème de la citoyenneté est étroitement lié à celui des droits et des devoirs. La citoyenneté devra être unique pour toute la Fédération. Cela signifie que la citoyenneté européenne ne devra pas être, à la différence de celle qui a été consacrée dans le traité de Maastricht, un simple prolongement de la citoyenneté nationale. Il résultera de ce principe que le régime juridique auquel les citoyens européens seront soumis, pour les matières relevant de la compétence des ordres juridiques nationaux (ainsi que régionaux et locaux) dépendra exclusivement de leur lieu de résidence, qu’ils pourront choisir librement.

Le service civil

La constitution devrait sanctionner la création d’un service civil obligatoire qui aurait essentiellement pour but de contribuer à l’accomplissement des tâches liées à la protection du territoire et du patrimoine culturel, à la gestion des services sociaux et à la collaboration avec les pays moins développés. Le service civil aurait une importante fonction de légitimation de la nouvelle communauté politique fédérale ; il permettrait aux jeunes d’entrer en contact profond avec la réalité sociale des régions de la Fédération autres que celle où ils sont nés et de représenter la Fédération à l’extérieur de ses frontières. De cette manière, le loyalisme vis-à-vis de la Fédération européenne serait fondé dans l’esprit des jeunes davantage sur la solidarité sociale et sur l’ouverture vers l’extérieur que sur le devoir, primordial dans l’État national, de défendre la patrie par les armes.

Le droit de sécession

Une dernière question relève du domaine des principes fondamentaux : le droit de sécession. Ce droit constitue l’un des éléments qui distingue une fédération d’une confédération. Seule une entité qui conserve sa souveraineté (et se fonde donc sur un peuple distinct) conserve le droit de se délier d’un pacte conclu avec d’autres États souverains. En revanche, dans une fédération, les États membres renoncent définitivement à leur souveraineté, et la nouvelle entité née du pacte d’union ne se fonde plus sur des peuples distincts, mais sur un seul peuple. Les États membres perdent donc définitivement le droit de quitter la Fédération. Dans le cas de l’Europe, une sécession reviendrait à nier l’identité du peuple européen sur laquelle se fondra la validité de l’ordre constitutionnel de la Fédération. Elle constituerait donc un événement éminemment et intrinsèquement anticonstitutionnel.

III) INSTITUTIONS ET REPARTITION DES COMPETENCES

 La forme de gouvernement

Pour commencer une analyse sommaire de la problématique strictement institutionnelle, il convient d’observer que l’élément essentiel dont dépend le transfert de souveraineté des nations vers l’Europe consiste à faire de la dimension européenne le cadre fondamental de la lutte politique et de la formation de la volonté politique, et non un cadre dans lequel s’affrontent des positions résultant d’idées qui ont déjà été confrontées au niveau politique national. Pour ce faire, le problème principal sera de créer les conditions institutionnelles grâce auxquelles un exécutif européen pourra s’appuyer sur le consensus démocratique des citoyens. Cet objectif peut être atteint grâce à l’institution d’un gouvernement présidentiel de type américain, d’un gouvernement parlementaire ou d’un gouvernement collégial de type helvétique. Toutefois, cette dernière formule – où l’exécutif exerce des fonctions essentiellement techniques – semble mal se prêter à un État aux dimensions continentales, qui aura de grandes responsabilités internationales et au sein duquel de fortes tensions internes verront immanquablement le jour. Reste donc le choix entre la formule présidentielle et la formule parlementaire. Ce choix doit tenir compte du fait que la Fédération européenne constituera une communauté politique nouvelle, qui sera le creuset d’un peuple unique et pluraliste né de peuples nationaux différents par leur langue, leur culture et leurs traditions, et dont le loyalisme vis-à-vis de la constitution fédérale sera initialement faible. Les institutions de la fédération auront donc pour tâche de ne pas exacerber les oppositions, mais au contraire de les atténuer, en attirant sur elles le degré de consensus le plus élevé possible. Or, il semble que cet objectif puisse être plus facilement atteint par l’adoption de la formule parlementaire que par celle de la formule présidentielle. En effet, celle-ci, dans le cadre de l’élection présidentielle, entraînerait une confrontation entre des candidats de nationalités différentes, ce qui favoriserait de dangereuses confrontations de caractère nationaliste. En revanche, la valorisation du Parlement qui découlerait de l’attribution à celui-ci du pouvoir d’accorder et de retirer sa confiance à l’exécutif (même si ce pouvoir devra être soigneusement réglementé afin de garantir qu’il soit utilisé de manière responsable) aurait l’effet inverse : au sein du Parlement, les dissensions d’ordre nationaliste seraient tempérées par la collégialité de l’institution et par les affinités entre les grandes familles politiques européennes représentées au sein de celle-ci. De surcroît, il ne faut pas oublier qu’un système parlementaire serait plus facilement acceptable, dans la mesure où la structure institutionnelle actuelle de l’Union lui correspond déjà dans ses grandes lignes.

Pouvoir législatif et pouvoir exécutif

Une fois arrêté le choix de la forme de gouvernement, il est possible de donner des indications plus précises sur la forme que devront revêtir le pouvoir législatif et le pouvoir exécutif dans l’Union fédérale. Il s’agit de retirer au Conseil des ministres le cumul des pouvoirs législatifs et exécutifs qui en font aujourd’hui le symbole du caractère autoritaire de l’Union, en transformant cet organe en une Chambre des États ; de confier la totalité du pouvoir législatif au Parlement européen afin qu’il l’exerce en toute égalité avec la Chambre des États ; et de faire de la Commission actuelle le gouvernement de l’Union, responsable devant la Chambre basse, en lui attribuant la plénitude du pouvoir exécutif. Les deux chambres devraient délibérer à la majorité, sauf en matière de révision constitutionnelle, domaine dans lequel une majorité qualifiée serait nécessaire, ainsi qu‘une participation au processus, sous une forme ou une autre, des organes législatifs des niveaux inférieurs de gouvernement, ou une intervention directe des électeurs par le biais de l’instrument du référendum. La Chambre des États devrait être élue par les Parlements des États membres (de préférence à l’élection au suffrage universel et à la représentation directe des gouvernements des États membres, afin de ne pas transformer la Chambre des États en un doublon du Parlement et également de permettre que chaque État membre soit représenté non seulement par les partis au gouvernement, mais aussi par les partis d’opposition). La représentation des États membres dans la Seconde Chambre devrait donner aux petits États un poids relatif plus élevé qu’aux grands, sans toutefois aller jusqu’à la représentation paritaire en vigueur aux États-Unis, afin de ne pas pénaliser outre mesure les États les plus importants. Dans ce cadre, l’actuel Conseil européen devrait assumer la fonction de Présidence collégiale de l’Union, ayant le pouvoir de nommer le chef du gouvernement et de dissoudre la Chambre basse. Les institutions de la Fédération devraient être investies – éventuellement au terme d’une période transitoire, à condition que la durée de celle-ci soit déterminée au préalable – des compétences en matière de politique étrangère et de défense.

La multiplicité des niveaux de gouvernement

La question de l’articulation de la Fédération sur plusieurs niveaux de gouvernement mérite une mention particulière. La multiplicité de ces niveaux existerait dès la naissance de la fédération, pour ce qui est de ceux de ses États membres qui disposent déjà d’une structure fédérale ou quasi-fédérale, comme l’Allemagne, la Belgique, l’Autriche, l’Espagne et, demain, l’Italie et le Royaume-Uni. En revanche, on ne peut certainement pas imaginer que des États tels que la France adapteraient immédiatement leurs institutions internes à ce modèle. La Constitution devra en tout cas contenir une norme non impérative qui établisse les grandes lignes d’une subdivision, en plusieurs domaines de différentes dimensions, de l’ensemble du territoire de la Fédération, sur la base de laquelle devront être réparties les fonctions gouvernementales. Cette subdivision ne devrait pas se limiter au niveau régional, parce que la centralisation régionale est plus dangereuse et plus étouffante que le même phénomène au niveau national ; elle devrait donc s’étendre au niveau local, qui constitue la véritable enceinte d’une démocratie participative. Il faut souligner que c’est seulement dans le contexte d’un véritable État fédéral articulé sur plusieurs niveaux de gouvernement qu’il est possible de donner un sens au principe de subsidiarité, en vertu duquel toute décision doit toujours être prise au niveau de gouvernement le plus proche des citoyens compatible avec l’efficacité de ladite décision (à l’heure actuelle, force est de constater que ce principe est utilisé subrepticement comme alibi pour justifier le refus des États membres de fonder un État fédéral). De même, il faut mettre l’accent sur le fait qu’il ne convient pas de prétendre à una représentation des collectivités régionales et locales au niveau européen (telle qu’elle existe aujourd’hui par l’intermédiaire du Comité des régions). Il faut que la Constitution reconnaisse aux organes régionaux et locaux de gouvernement une vaste sphère de compétences, dont l’exercice doit être garanti non seulement par la Cour de justice, mais également par la participation de ces organes aux secondes chambres des niveaux de gouvernement immédiatement supérieurs. Par contre, une représentation des collectivités régionales et locales au niveau continental aboutirait uniquement (sauf dans l’hypothèse où elle serait entièrement symbolique, c’est-à-dire inutile) à un glissement vers le centre de décisions d’intérêt régional et local, qui entraînerait une confusion des pouvoirs et une paralysie décisionnelle.

Le pouvoir judiciaire et la primauté de la Constitution

La Cour de justice devrait constituer l’organe suprême du pouvoir judiciaire. Elle devrait avoir tout à la fois les pouvoirs d’une Cour constitutionnelle et ceux d’une Cour de cassation, vu la difficulté de séparer nettement les tâches que sont l’interprétation des lois et l’appréciation de leur constitutionnalité. Il devrait y avoir un système judiciaire unique (et non deux, comme c’est le cas aux États-Unis), qui veillerait au respect des lois des juridictions fédérales, étatiques, régionales et locales, et ce à la fois pour éviter des conflits juridictionnels que pour ne pas créer un appareil lourd et onéreux. Il faut par ailleurs relever que le système judiciaire n’appartiendrait pas à un niveau de gouvernement spécifique, mais qu’il serait entièrement indépendant des articulations territoriales des pouvoirs législatif et exécutif, précisément parce qu’il aurait pour fonction de trancher les conflits de compétence entre les différents niveaux par l’application des nomes constitutionnelles.

Rien n’empêcherait que le système judiciaire européen résulte de la fusion et de l’adaptation des systèmes juridiques nationaux actuellement existants, à condition que la Cour de justice constitue pour chacun le tribunal de dernière instance et que soit garantie la libre circulation des magistrats entre les États, dès lors qu’ils possèdent les compétences linguistiques requises. Du point de vue disciplinaire et de celui de la gestion des carrières, le système judiciaire européen devrait être chapeauté par un Conseil supérieur nommé par les magistrats eux-mêmes. La rémunération des juges devrait être assurée conjointement par tous les niveaux de gouvernement et son niveau déterminé par un organe au sein duquel tous ces niveaux seraient représentés sur un pied d’égalité. Il convient de remarquer que dans ce cadre, toute justification de la primauté du droit communautaire sur le droit national serait vide de sens : les seules normes qui prévaudraient sur toutes les autres seraient celles de la Constitution. Les normes applicables dans chaque cas selon les critères établis par la Constitution (dans l’interprétation qu’en donnera le système judiciaire), qu’elles soient fédérales, étatiques, régionales ou locales, seraient valides à l’exclusion de toutes les autres et soustraites à toute hiérarchie. On éliminerait ainsi une anomalie de l’ordre juridique communautaire actuel découlant directement de l’absence d’une Constitution fédérale.

La répartition des compétences

Reste l’ensemble des problèmes liés à la répartition des compétences entre les différents niveaux de gouvernement et des instruments servant à leur exercice. On ne peut ici que tenter de donner quelques indications sommaires. L’étroit degré d’interdépendance entre tous les aspects de la vie politique, économique et sociale découlant du rythme pressant du progrès technologique, remet en question le critère même de répartition des compétences entre les niveaux de gouvernement dans les États fédéraux traditionnels. La répartition des compétences par  matière  ne semble plus répondre aux exigences auxquelles est confronté un État fédéral moderne, parce que désormais il n’est plus aucun secteur de la vie en société qui puisse être régi à un seul niveau territorial. Le critère de la répartition par matière devrait donc être remplacé par le critère de la répartition par territoire, en vertu duquel tous les niveaux de gouvernement s’occupent de tous les aspects de la vie économique, sociale et culturelle, mais dans les limites géographiques de leur juridiction. Cela suppose une étroite interaction entre les différents niveaux de gouvernement, et donc une interprétation coopérative du fédéralisme, et rend plus difficile et délicate la fonction du pouvoir judiciaire, dont la fonction est, entre autres, de trancher les conflits de compétence.

Budget fédéral et répartition des recettes

Le montant global des recettes et des dépenses des différents niveaux de gouvernement devrait donc être déterminé par un instrument financier intégré dans un programme pluriannuel – révisable d’année en année – approuvé par les deux chambres fédérales siégeant en séance commune, avec l’adjonction de représentants des niveaux inférieurs de gouvernement, en tenant compte des programmes des niveaux de gouvernement de dimension étatique, régionale et locale.

Il faudrait empêcher que la fiscalité puisse faire l’objet d’une concurrence entre les différents niveaux de gouvernement, laquelle aboutirait, selon les circonstances, à une accumulation excessive d’impôts à la charge du citoyen ou à différentes formes de dumping fiscal. Les recettes fiscales devraient être réparties de commun accord entre les différents niveaux de gouvernement, et en tout cas dans le respect de quotes-parts minimales revenant à chaque niveau. Cette structure du mécanisme décisionnel en matière financière devrait avoir pour pendant une administration fiscale unique, chapeautée par une autorité indépendante nommée et révocable par un organe au sein duquel seraient représentés tous les niveaux de gouvernement. Les fonctionnaires devraient être rémunérés de la même manière que celle suggérée plus haut pour les magistrats.

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