N. 15, Septembre 2000 | Avec Fischer et Chirac, la fédération européenne revient au centre du débat politique

La nouveauté révolutionnaire présente dans leurs deux discours consiste dans l'énonciation claire de la prise de conscience que - face à la perspective de l'élargissement - l'Union elle-même serait condamnée à se dissoudre sans une réforme institutionnelle radicale; et que cette réforme ne peut avoir lieu, dans un premier temps, que dans le cadre d'un nombre limité de pays, à commencer par les six pays fondateurs.

Le discours du 12 mai du Ministre des affaires étrangères allemand Joschka Fischer à l’Université Humboldt de Berlin et celui du 27 juin du Président français Jacques Chirac au Bundestag ont fait réaliser au débat sur l’unification européenne un grand saut qualitatif. Le problème du point d’arrivée du processus et des moyens pour y parvenir ont été placés au centre de la réflexion après des décennies d’un désintérêt irresponsable. Des termes qui, jusqu’à il y a peu de temps, étaient bannis du langage politique tels que “constitution européenne” et “fédération européenne” ont acquis droit de cité et ils paraissent quotidiennement sur les journaux dans les interventions des hommes politiques de tous bords. Le chemin vers l’unification européenne est entré dans une nouvelle phase.

L’élément qui a donné à ces deux discours leur caractère de nouveauté révolutionnaire et qui a obligé beaucoup (même parmi ceux qui auraient préféré se taire) à prendre position, ce fut l’expression de la part de deux des plus hauts responsables politiques appartenant aux deux Etats les plus importants de l’Union, de la conscience que, face à la perspective de l’élargissement, l’Union serait condamnée à se dissoudre faute d’une réforme institutionnelle radicale ; que cette réforme ne pourrait avoir lieu, au départ, que dans le cadre d’un nombre restreint de pays dont on peut présumer qu’il coïnciderait avec celui des six fondateurs de la Communauté européenne ; et que cette avant-garde devrait voir le jour et poursuivre son chemin y compris en sortant du cadre des traités existants si l’opposition d’autres gouvernements le rendait nécessaire. Cette prise de conscience commune a constitué une relance décisive de l’axe franco-allemand, c’est à dire de la concordance de positions entre la France et l’Allemagne qui a été à l’origine du processus de l’unification européenne et qui en a déterminé les étapes les plus importantes.

Il est évident que cela ne signifie pas du tout que nous sommes proches du but. En effet, d’une part, les deux discours ont inévitableme nt suscité des réactions contraires non seulement dans les pays qui ne voudraient ou ne pourraient faire partie de ce nombre restreint dès le début mais aussi dans ceux qui sont destinés à en faire partie. C’est ce qui ressort de plusieurs prises de position de membres du gouvernement socialiste français et de quelques interventions malheureuses du Président du Conseil italien . D’autre part, les discours des promoteurs de cette idée et de ceux qui la soutiennent sont pleins de contradictions et d’ambiguïtés qui traduisent, malgré le courage et le caractère novateur de leur prise de position, la propension structurelle des politiciens nationaux à essayer de réaliser la quadrature du cercle, c’est à dire à penser qu’on peut construire une Europe forte et démocratiqu e sans sacrifier la souveraineté des Etats nationaux.

Les obstacles sont donc là, et seront difficiles à surmonter. Mais il est aussi vrai que la prise de conscience qui a été à l’origine des discours de Fischer et de Chirac est destinée à mettre en marche sa propre logique. Une fois acquise la conscience que l’Europe, pour survivre, doit réaliser une réforme radicale au sein d’un noyau restreint de pays, il sera très difficile à ceux qui la partagent de rester dans l’ambiguïté quand ils seront confrontés aux problèmes concrets qui se poseront et aux arguments qui leur seront opposés par ceux qui veulent transformer l’Union en une zone de libre-échange. Ils devront chercher une réponse forte qui ne pourra être que la création d’un Etat fédéral européen, au départ entre un nombre restreint d’Etats.

Il n’est pas possible d’entrer ici dans le vif du débat constitutionnel ni de définir dans les détails quelle devrait être la physionomie du noyau fédéral. Il est cependant possible, dans une première approche, d’indiquer deux points sur lesquels tout compromis menerait le projet droit à l’échec : la légitimation démocratique de l’exécutif et la fin du cumul des pouvoirs exécutif et législatif entre les mains du Conseil par sa transformation en Chambre des Etats qui serait privée de ses compétences actuelles dans le domaine exécutif et qui exercerait la plénitude du pouvoir législatif en délibérant à la majorité, en collaboration avec le Parlement européen. Il va de soi qu’il faudrait aussi attribuer à la nouvelle structure institutionnelle reposant sur ces deux principes les compétences de la politique extérieure et de la défense, éventuellement au terme d’une période transitoire d’une durée prédéterminée.

C’est seulement de cette manière qu’il sera possible d’éviter la dissolution de l’Union et de lui restituer une dynamique unitaire. L’idée du noyau fédéral n’a pas pour but de diviser l’Europe comme les défenseurs les plus acharnés de la souveraineté nationale le soutiennent insidieusement, mais de l’unir ; et elle se base sur la constatation évidente que la ferme détermination d’atteindre cet objectif ne pourra jamais se former dans le cadre des Quinze ni, à plus forte raison, dans celui de l’Union élargie. Mais si les plus hauts responsables politiques français et allemands ont la lucidité et la rigueur nécessaires pour s’entendre sur un projet précis, en mettant au clair sans la moindre ambiguïté le caractère non négociable de ses points essentiels et en impliquant dans l’entreprise l’Italie et les pays du Benelux, le noyau fédéral attirera probablement dès le départ d’autres pays et il s’étendra avec une grande rapidité jusqu’à embrasser l’Union toute entière.

En Europe, grâce à Fischer et à Chirac, un nouveau front décisif s’est ouvert à l’égard duquel tout homme politique qui ne veut pas être mis à l’écart du processus doit prendre parti et plutôt du bon côté. L’époque des atermoiements, des ambiguïtés et des sous-entendus touche à son terme. Nous entrons dans l’époque de la responsabilité où la préoccupation pour le bien commun des Européens doit prévaloir sur toute velléité nationaliste ou rivalité partisane mesquine.

Publius

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