N. 19 Mai 2001 | L’impasse de l’UE, les dangers de l’élargissement et les responsabilités des six pays fondateurs

Le processus d'unification européenne a atteint le stade final où il ne reste plus que l'étape finale de la création d'un État fédéral. Si les six pays fondateurs ne sont pas capables de prendre l'initiative et de sortir de l'impasse, l'élargissement pourrait signifier la fin de la perspective d'une union politique.

Depuis l’entrée en vigueur du Traité de Maastricht, l’Union européenne s’est montrée incapable d’aller vers une réforme de ses institutions dans le sens de la création d’une more perfect union. La chose est passée substantiellement inaperçue jusqu’à l’entrée en vigueur de l’Union monétaire, le 1er janvier 1999, parce que les efforts des politiques et l’attention des observateurs était concentrée sur le problème de l’adéquation des budgets et des principaux instruments nationaux des finances publiques aux paramètres fixés par le Traité. Mais, une fois ces objectifs atteints, on a dû constater que non seulement aucun autre objectif tel que celui de la monnaie européen ne n’apparaissait à l’horizon, susceptible de mobiliser les énergies et d’orienter une autre phase du processus, mais que les Sommets ne permettaient même plus de trouver des accords sur des réformes, si minimes soient-elles, qui auraient permis de réaliser des améliorations marginales dans l’activité ordinaire des institutions. Cette situation de stagnation a connu son moment le plus spectaculaire avec le Conseil européen de Nice.

Cela se passe dans une phase extrêmement délicate du processus. La perspective de l’élargissement est désormais non seulement certaine, mais rapprochée dans le temps. Beaucoup de gouvernants européens (à l’exception de ceux qui visent consciemment la dilution de l’Union dans une zone de libre-échange) ont la conscience diffuse que la structure institutionnelle de l’Union qui est déjà au seuil de l’effondrement et de la paralysie décisionnelle dans le cadre des quinze, ne résisterait pas au choc d’un élargissement à vingt, vingt-cinq ou trente pays, qui devrait donc être précédé d’un approfondissement de la cohésion de l’Union. Mais aucun gouvernant, à l’exception partielle du ministre allemand des affaires étrangères, n’a jamais su concrétiser cette exigence sous la forme d’un projet. Pour affronter l’aventure de l’entrée des pays de l’Europe centrale et orientale, l’Union est donc désemparée, ce que des diversions évanescentes telles que la Charte des droits fondamentaux ou l’Identité européenne de sécurité et de défense ne peuvent pas cacher, pas plus que des formules creuses qui se proposent de concilier l’illusion du changement avec le maintien de fait du statu quo, telle que la “Fédération d’Etats-nations”.

La vérité, c’est que le processus de l’unification européenne a désormais dépassé la phase d’approche de l’objectif final et que les gouvernants de l’Union se trouvent face à un choix décisif. Il s’agit là d’accomplir l’acte final de la création d’un Etat fédéral européen et donc de renoncer à la souveraineté dans le cadre national pour la recréer dans un cadre plus vaste, ou bien d’emprunter la voie de la régression qui conduit à la dissolution de l’Union. La plus irréaliste de toutes les positions, c’est celle qui s’imagine pouvoir prolonger indéfiniment la situation actuelle. La stratégie attentiste marque en fait la résignation à voir se terminer l’aventure européenne. Les mêmes pays qui ont dès le début constitué le moteur du processus, la France et l’Allemagne, sont condamnés, en l’absence d’un grand projet commun, à tomber dans la logique de la compétition et de la défiance réciproque. Nice en a fourni la preuve. Avec le temps, inévitablement, les forces qui ont un intérêt à ce que l’Allemagne stabilise et consolide son hégémonie sur les pays de l’Europe centrale et orientale gagneront en influence, quitte à ce qu’elle se libère, si nécessaire, des liens que lui impose son appartenance à l’Union. Les forces du nationalisme, du tribalisme régional, de la xénophobie et de l’autoritarisme sont partout à l’œuvre sous des formes diverses. Le temps travaille contre l’Europe. Le processus d’unification du continent doit donc avancer pour ne pas reculer. Mais, aujourd’hui, il ne peut avancer qu’en accomplissant le saut fédéral.

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Le fait que la perspective de l’élargissement se rapproche a mis en évidence une deuxième articulation du processus qui était en fait apparue avec le temps et qui se manifeste aujourd’hui à l’évidence. Il s’agit du fait que, en raison, d’une part, de l’impossibilité de prendre des décisions importantes à l’unanimité dans des assemblées où sont représentés aujourd’hui quinze et demain vingt Etats souverains ou plus, d’autre part en raison d’un degré d’avancement de la conscience européenne différent selon les divers Etats de l’Union, l’objectif de la création d’un Etat fédéral européen ne peut aujourd’hui être poursuivi que dans un cadre territorial plus restreint que celui de l’Union dans son ensemble, et à plus forte raison que dans celui d’une Union élargie. C’est ainsi que le problème du noyau fédéral se pose. Cela ne signifie pas qu’il existe aujourd’hui, dans certainsgouvernements de l’Union, une volonté d’unir les Etats concernés par un lien fédéral, volonté qui n’existerait pas chez les autres. Cette volonté n’existe aujourd’hui en réalité chez aucun d’entre eux. Cela signifie cependant que, dans certains pays qui sont impliqués plus profondément que les autres dans le processus, où les opinions publiques sont plus ouvertes à l’égard de l’idée de l’unité politique de l’Europe et dans lesquels, d’une certaine façon, les gouvernants ont une perception confuse, mais réelle, des contradictions provoquées par l’incapacité des institutions actuelles à prendre des décisions efficaces, ainsi que de l’absence de l’Europe sur la scène internationale, il y a la possibilité de se battre pour que, à la faveur des circonstances, cette volonté se forme dans des délais relativement brefs, tandis que cette possibilité n’existe pas dans les autres Etats de l’Union. En d’autres termes, le projet de créer une fédération à six (ou à sept, ou à huit) est aujourd’hui difficile mais possible, tandis que le projet d’en créer une à quinze (à vingt ou à vingt-cinq) est simplement impossible.

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Nous devons donc actuellement affronter deux problèmes d’une grande difficulté. Celui qui concerne la création d’un Etat fédéral est en soi le plus difficile parmi ceux auxquels les gouvernements ont jusqu’à présent été confrontés, parce que la réalisation d’objectifs tels que la CECA, la CEE, l’élection directe et la monnaie européenne, ont servi à étayer la souveraineté des Etats nations qui serait entrée en crise en l’absence de modalités toujours plus avancées de collaboration européenne, alors que la création d’une fédération implique l’abandon de cette souveraineté. Mais la réalisation de cet objectif dans un espace plus restreint que celui de l’Union n’en est pas pour autant moins ardue, parce qu’elle implique la nécessité de changer le cadre politique dans lequel la phase du processus à venir devra se jouer pour aller dans un sens fédéral. Cela implique le dépérissement du rôle apparent des institutions européennes en tant que pivot et moteur du processus. Cela ne doit pas faire oublier que le véritable moteur du processus a toujours été constitué par l’entente entre les gouvernements français et allemand (avec des contributions occasionnelles mais importantes, de certains gouvernants italiens). Mais jusqu’à présent ce moteur pouvait agir dans le cadre de la Communauté, puis de l’Union, alors qu’aujourd’hui il est confronté à la perspective difficile de créer un cadre nouveau.

 Il s’agit par ailleurs de deux problèmes qui sont indissolublement liés. Leur connexion est telle que la tentative d’isoler l’un de l’autre et d’affronter un seul d’entre eux mène dans une impasse. C’est ainsi que poser le problème de la fondation de la fédération européenne sans poser simultanément celui du noyau fédéral, accréditant ainsi implicitement l’idée qu’un projet d’union fédérale pourrait aujourd’hui être avancé avec des chances de succès dans le cadre des quinze, voire des futurs vingt ou vingt-cinq, est si totalement dépourvu de tout contact avec la réalité que tout projet de mobiliser des énergies pour sa réalisation est impensable. Tandis que poser le problème du noyau sans lui donner un contenu fédéral, c’est à dire penser qu’un groupe d’Etats pourrait réaliser en son sein une collaboration efficace sans abandonner la méthode intergouvernemental e, signifierait proposer à nouveau dans le cadre des six (ou des sept, ou des huit) une approche qui a déjà, aux yeux de tous, épuisé toutes ses potentialités. Dans le meilleur des cas, cela donnerait lieu à la création, à l’intérieur de l’Union, d’une sorte de directoire qui, en dehors du fait qu’il serait inacceptable pour les Etats qui en seraient exclus, serait incapable de décider et à l’écart de tout contrôle démocratique, à peu près comme dans le cas de l’Union actuelle.

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Dans quelles conditions la volonté de créer un noyau fédéral pourra-t-elle se former au sein d’un groupe de pays ? Ce qui semble impensable, c’est que la Fédération européenne, quelle que soit son extension géographique initiale, puisse voir le jour dans une situation de normalité, à travers une prise de conscience sereine de la part des gouvernants de la nécessité objective de renoncer aux souverainetés nationales et de créer les conditions d’un rétablissement de la souveraineté dans un cadre plus large. La vérité c’est que, tant que la vie des Européens continuera à s’écouler dans la normalité, leur assurant un niveau élevé de prospérité et des conditions raisonnables de liberté et de sécurité, il est impensable que leurs gouvernants abandonnent la méthode du compromis intergouvernemental, qui a fait ses preuves pour résoudre, tant bien que mal, les problèmes, et qu’ils trouvent la capacité d’exprimer la volonté forte qui serait nécessaire pour imposer une solution traumatisante telle que l’abandon de la souveraineté. Cette volonté ne pourra donc naître que sous l’effet d’une pression populaire, qui ne pourra à son tour se manifester, grâce aussi à l’action d’une avant-garde consciente, que dans une situation de crise, tout comme c’est dans une situation de crise que sont nées toutes les grandes avancées du processus de l’unification européenne jusqu’à Maastricht. Mais il s’agira d’une crise qui devra présenter deux caractéristiques différentes des précédentes. D’une part, il faudra que la fondation d’un Etat fédéral en constitue la seule solution, au prix de l’abandon des souverainetés nationales, et donc qu’elle mette en jeu des intérêts bien plus fondamentaux et des résistances bien plus acharnées. D’autre part, elle ne se manifestera pas avec la même intensité dans tous les Etats d’une Union désormais trop étendue et hétérogène. Elle investira avec une force d’autant plus grande les Etats les plus étroitement liés par des liens d’interdépendance, consolidés par des décennies d’expérience commune, par une convergence d’intérêts plus étroite et par une maturation européenne de leur opinion publique plus avancée, pour lesquels le choix se posera dans les termes se fédérer ou périr ; et elle pourra ne pas se manifester du tout dans des pays moins impliqués dans le processus, comme la Grande Bretagne pour laquelle les liens privilégiés avec les Etats-Unis peuvent constituer une alternative à l’Union. Dans ce contexte, une forte volonté de parvenir à une unification fédérale pourra prendre forme au sein des premiers, tandis que la volonté de perpétuer la souveraineté nationale restera inchangée chez les autres. Ces derniers lutteront avec force pour empêcher la naissance du noyau fédéral et pour ramener le processus dans le cadre des institutions de l’Union. Pour que le noyau voit le jour, il sera donc nécessaire que la détermination des pays qui le voudront soit suffisamment forte pour vaincre ces résistances, même si cela devait comporter la dénonciation des Traités.

Pour beaucoup, le fait que l’histoire, et en particulier l’histoire politique, avance au prix de crises et de ruptures, est difficile à accepter. C’est pourtant la réalité. La voie de la facilité et du compromis mène aujourd’hui l’Europe à l’élargissement sans réformes et à l’affaiblissement ultérieur d’institutions déjà exsangues et donc à la dissolution de l’Union et à des crises bien plus graves que celle qui accompagnerait la dénonciation des Traités, ou la menace de le faire. Aujourd’hui, en Europe, il faut savoir diviser pour unir. Mais tout acte de rupture devra être présenté pour ce qu’il est, c’est à dire comme la prémisse indispensable pour redonner de l’élan au processus en remplaçant la méthode intergouvernementale par la méthode fédérale, créant ainsi la condition nécessaire à la création d’une fédération paneuropéenne ; et toute proposition institutionnelle qui sera faite dans ce cadre devra être présentée comme non négociable dans ses contenus, mais ouverte à l’adhésion de tous les pays disposés à l’accepter et comme compatible avec le maintien de l’acquis communautaire pour ceux qui n’y seraient pas disposés.

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La réalisation du projet de noyau fédéral présuppose que cette décision soit prise par un certain nombre de gouvernements européens, réunis autour du couple franco-allemand. Il s’agira, comme on l’a déjà dit, d’une décision qui ne sera pas prise dans le vide mais qui aura été précédée par l’initiative de leaders qui auront pris conscience de la gravité du moment historique et elle se réalisera dans un contexte de danger et sous l’effet d’une forte pression populaire, préparée et conduite par une action d’agitation politique et la présence permanente sur le territoire d’une avant-garde consciente. Elle devra déboucher sur un mandat confié à une assemblée représentant démocratiquement les citoyens des pays du noyau pour élaborer la constitution fédérale qui fixera le fonctionnement de ses institutions et en définira les valeurs fondamentales. Mais la décision de fonder le nouvel Etat appartiendra aux gouvernements en tant que détenteurs ultimes dupouvoir dans les Etats impliqués dans le processus et seuls sujets habilités à accomplir l’acte formel du transfert de souveraineté. On peut aussi penser que le développement de la crise assume des dimensions tellement graves qu’elle enlève toute autorité aux gouvernements. Mais cela signifierait l’instauration d’une situation d’anarchie qui ne préluderait pas à la naissance d’un Etat fédéral mais, vraisemblablement, à la dégradation micronationaliste du continent.

Il est un fait que la méthode intergouvernementale est, et a toujours été, antidémocratique dans la gestion de la Communauté d’abord, puis de l’Union, et qu’elle n’a fait qu’en refléter la nature confédérale. Tout comme il est un fait qu’elle est, et qu’elle a été, tout à fait inefficace pour réformer la structure de la Communauté d’abord, puis de l’Union, dans des périodes normales. Ce n’est pas pour rien que les gouvernements sont les lieux où la souveraineté se manifeste sous la forme la plus prégnante et qu’ils sont par conséquent les sujets voués à sa défense. Mais c’est justement la raison pour laquelle ils sont aussi les uniques sujets qui, dans une situation de danger, peuvent décider de l’abandonner. Du reste, l’accord entre gouvernements a toujours été un passage obligé chaque fois qu’il s’est agi de faire réaliser un pas en avant aux institutions européennes dans des périodes exceptionnelles. Ce sera, à plus forte raison, un passage obligé quand il s’agira de fonder le noyau fédéral.

Dans tous les cas, il serait illusoire de penser que la nature du processus pourrait changer du seul fait de confier la tâche de prendre des décisions sur le destin de l’Union à une entité dans laquelle d’autres sujets seraient joints aux gouvernements. Une “convention” dans laquelle seraient présents, aux côtés des gouvernements, des représentants du Parlement européen, des parlements nationaux et de la Commission, comme celle qui a élaboré la Charte des droits fondamentaux ou celle qui, selon le Traité de Nice, élaborera en 2004 un document qui définira mieux les contours entre les compétences des institutions européennes, des Etats nationaux et des régions, peut servir de miroir aux alouettes mais ne change pas la nature du processus décisionnel, ni la réalité des rapports de pouvoir.

Cela ne signifie pas du tout que l’action de toutes les autres instances n’est pas essentielle. C’est le contraire qui est vrai. Mais il est d’une importance vitale de savoir distinguer les acteurs qui ont pour mission de préparer l’avenir, d’exprimer les besoins et d’organiser la pression, de ceux qui ont la responsabilité de prendre les décisions formelles. Et que chacun d’eux joue correctement son rôle.

Publius

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