N. 65 Août 2015 | La crise grecque montre que le « maintien de l’etat actuel » ne suffit plus.

L'accord sur la crise grecque a montré que la recherche laborieuse d'accords entre gouvernements alimente une spirale de méfiance mutuelle et crée en fait le terreau des mouvements anti-euro et anti-système. L'Italie pourrait être décisive dans le débat en cours si elle s'engageait en faveur d'un ministre du Trésor et d'un budget pour la zone euro.

S’il était besoin d’une démonstration que l’Europe ne peut pas se limiter à la « maintenance de l’existant », pour utiliser une expression du Premier ministre italien Renzi, on aurait difficilement pu penser à un meilleur exemple que celui que la crise grecque a offert. Les semaines animées qui ont précédé l’accord ont montré pour le mieux que l’organisation actuelle de l’eurozone alimente une spirale de méfiance réciproque qui requiert des efforts immenses pour réussir à trouver, chaque fois que nécessaire, les solutions minimales qui, plutôt que partagées, apparaîssent souvent comme le fruit de rapports de force et laissent par la suite des traces de rancoeurs dangereuses. C’est le système qui est aujourd’hui à la base du fonctionnement de la zone euro, que l’on appelle la méthode intergouvernementale (c’est à dire la recherche d’accords entre les gouvernements qui prétend pallier le manque de pouvoirs et d’instruments européens fédéraux supranationaux), qui constitue le terrain où prospèrent les mouvements anti-euro et anti-système, dont la démagogie a la part belle pour exploiter la protestation et l’opposition au changement, tant que la politique est limitée au niveau national.
Nous ne voulons pas ainsi minimiser la valeur positive du résultat issu de l’accord entre la Grèce et l’Eurogroupe. On a, en fait, évité une sortie d’Athènes de l’euro qui aurait ouvert des scénarios potentiellement dévastateurs pour tous et une banqueroute du pays, qui aurait entraîné des coûts énormes pour les citoyens ; et le choix de Tsipras semble lui ouvrir finalement et réellement, l’opportunité de faire repartir la Grèce avec des politiques de gouvernement en mesure d’influer sur les aspects dégénerés du système hellénique. C’est surtout que le principe de la prétention à maintenir une souveraineté absolue s’est affirmé comme incompatible avec l’appartenance à l’euro, comme l’explique bien Sabino Cassese (sur le Corriere della Sera du 15 juillet) ; après le libre choix mais, une fois acquis, contraignant, de décider de faire partie d’une communauté qui partage la même monnaie et donc aussi des valeurs et des principes, ainsi que des choix politiques et économiques, un gouvernement n’est plus responsable seulement face à ses propres électeurs, mais aussi face à la nouvelle communauté à laquelle il a adhéré (et aux peuples qui la composent). Les protestations qui se sont élevées contre l’offense qui aurait été faite à la démocratie grecque ne prennent pas en compte que l’Europe, et surtout l’euro, constituent des dimensions fondamentales de la vie politique d’un pays qui a décidé d’en faire partie, dimensions dont on ne peut faire abstraction en prétendant qu’on n’a pas accompli un pas irréversible de partage de la souveraineté ; le fait est, au contraire, que le partage de la souveraineté doit être rendu explicite pour tous et soutenu par la naissance d’un système européen supranational et en tant que tel, démocratique. C’est justement ce dernier aspect, en fait, qui est apparu comme évident par suite des tensions constatées ces derniers mois. Et, comme on pouvait s’y attendre, le fait d’avoir dénoué le problème de la Grèce semble ouvrir la possibilité d’accélérer le processus d’achèvement de l’Union monétaire, qui a été laissé en suspens depuis déjà plus de deux ans.
Ce n’est donc pas un hasard si, une fois l’affaire la plus urgente de la Grèce terminée, les propositions du gouvernement français et celles attribuées au Ministre allemand des finances Schäuble, qui semblent précisément répondre à ce nouveau climat, ont rapidement commencé à circuler. L’objectif déclaré des deux, même si elles sont encore en cours de définition, consiste justement à créer rapidement un véritable gouvernement européen de la monnaie. Sur le front allemand, le projet semble se dessiner, ce qui se confirme toujours davantage, de vouloir progresser dans le sens d’une union fiscale à travers la nomination d’un Ministre du Trésor de la zone euro, responsable devant le Parlement européen, dans une configuration restreinte à définir, avec le pouvoir d’intervenir en cas de violation de la part des Etats membres, des contraintes budgétaires nécessaires dans toute union monétaire ; et aussi de gérer un budget autonome de la zone euro, alimenté par un pourcentage de la TVA ou de l’impôt sur le revenu des entreprises, perçu par les Etats. De cette manière, comme l’a observé le président du Think Tank allemand DIW, se créerait de facto « un pouvoir d’imposition fiscale et d’émission de titres européens qui pourrait être employé pour alimenter un fonds contre le chômage et pour promouvoir les investissements » (Marcel Fratzscher, Financial Times du 27/07/2015). Le fait que le thème du transfert de souveraineté dans le domaine fiscal reste au centre des préoccupations allemandes est confirmé aussi par le rapport du Conseil allemand des cinq experts économiques (« l’eurozone collectivement responsable de coûts potentiels, sans renonciation à une part de la souveraineté nationale pour la politique fiscale et économique, rendrait – tôt ou tard – l’Union monétaire davantage instable » – 28/07/15) ; rapport qui, d’autre part, montre bien les obstacles que doivent affronter ceux qui, en Allemagne, soutiennent des avancées immédiates vers l’union économique et politique et comment, pour que le gouvernement de Berlin puisse vaincre les résistances internes, il est nécessaire que des signaux d’une volonté sans ambiguïté émanent des partenaires.
Pour sa part, la France, à travers le Président Hollande et le Premier ministre Valls, a déclaré vouloir avancer vers un gouvernement et un budget de l’eurozone, sans toutefois spécifier comment aborder le problème du transfert au niveau européen des pouvoirs de contrôle sur les budgets nationaux et en maintenant une certaine ambiguïté pour ce qui concerne le contrôle parlementaire européen en matière fiscale et économique. Pour l’heure, dans l’optique française, ce contrôle parlementaire devrait rester lié à une représentation au second niveau de parlementaires nationaux de l’eurozone (c’est à dire à une représentation subordonnée aux souverainetés populaires nationales, comme avant les élections directes de 1979). Sur ce thème, à travers le Ministre Padoan, l’Italie a déjà exprimé des réserves opportunes et nécessaires.
Mais, si les distances entre les deux propositions sont encore nombreuses et profondes dans la mesure où elles sont le fruit de deux approches antithétiques de la France et de l’Allemagne sur le processus européen, le point central, c’est qu’il semble qu’un dialogue sur la réforme du gouvernement de l’euro peut repartir. Pour pouvoir réussir, le rôle des autres gouvernements-clé et celui des instances européennes elles-mêmes, sera fondamental. Les principes que l’Allemagne défend et dont dépendent les futures avancées de l’eurozone sont sacro-saints. C’est pour cela que, si l’Italie choisissait de s’aligner en faveur de la proposition de créer un Ministre du Trésor pour la zone euro, avec des pouvoirs limités mais effectifs d’intervention sur les politiques budgétaires nationales, dont il devrait être responsable à la fois devant le Parlement européen (dans une composition restreinte à définir) et la majorité des membres de l’Eurogroupe ; et si, sur cette base, elle soutenait la nécessité de créer dans le même temps un budget pour l’eurozone, alimenté par des ressources ad hoc (en avançant aussi des propositions sur la nature des impôts nécessaires dans cet objectif) et des mécanismes de solidarité, ce geste pourrait être déterminant dans la dialectique actuelle et pourrait même imposer aux partenaires de la zone euro l’agenda des réformes et l’accélération nécessaire requise par la gravité de la situation. Le Rapport des cinq Présidents présenté fin juin qui renvoie à 2017 l’ouverture du chantier institutionnel a été démenti et surtout dépassé par les faits. Mais il a démontré qu’au sein des institutions européennes la volonté d’arriver à la construction d’un système fédéral de gouvernement de la monnaie unique ne recule pas. Il appartient donc aux gouvernements, après avoir donné la dernière et difficile contribution pour la survie et la consolidation de l’Union monétaire, d’accomplir l’acte ultime décisif de transfert de souveraineté à travers la naissance d’un véritable embryon de gouvernement supranational européen.

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